
Voici un texte que nous a adressé l'auteur qui sera présent au salon littéraire de Vaux le Pénil ( le 9 octobre 2011)
Bien évidemment vous pouvez à loisir réagir et vos contributions seront publiées.
Merci à Alain Bentolila pour sa contribution
( c'est nous qui avons choisi les dessins)
Alain BENTOLILA, professeur à l’université Paris Descartes
TELEVISION : LA PERVERSION SEMIOLOGIQUE
Il ne s’agit nullement de dénoncer ici la totalité des émissions de télévision. Il en est bien sûr de remarquables ; il en est qui invitent à la réflexion ; il en est qui nous surprennent et qui nous enchantent Mais, avouons le, celles qui sont le plus regardées sont d’une affligeante débilité. Ce qui est infiniment inquiétant, c’est l’effet pervers produit par la production télévisuelle massive sur l’intelligence de nos enfants et… sur la nôtre. Insidieusement, elle impose des habitudes sémiologiques et des gestes intellectuels qui éteignent nos ambitions de compréhension et de découverte. Elle parvient à dissuader les enfants et leurs parents de tout élan de curiosité et de tout audace de conquête, en les persuadant que ce qui n’est pas connu d’avance est hors de portée de leur effort intellectuel. Elle réussit à disqualifier le désir de « l’in-connu » en matraquant à longueur d’émissions le déjà-vu et le déjà-su. Année après année la télévision est parvenue à briser le courage et l’envie intellectuels des téléspectateurs.
La production audiovisuelle voue aujourd’hui un véritable culte au « prévisible » et tient l’imprévisible pour une erreur de stratégie. Même au niveau fictionnel, dans les séries les plus « haletantes », on tient l’inattendu en laisse, on en adoucit les angles jugés trop aigus pour la mollesse intellectuelle supposée du téléspectateur. La plupart des séries sont présentées aujourd’hui en deux épisodes sans séparation publicitaire. À la fin du premier épisode, on présente les moments les plus forts du second épisode. Dans le souci de conserver le maximum de ses téléspectateurs, la chaîne leur tient cette promesse scandaleuse : « Restez avec nous, puisque vous savez déjà ce qui va se passer ! » Tel est le slogan d’une télévision qui tient le « déconcertant » comme un élément dangereux qu’il faut contrôler si l’on ne veut pas faire fuir des téléspectateurs incapables de l’affronter.
Dans l’immense majorité des séries télévisuelles, il n’est même pas nécessaire d’annoncer la couleur de l’épisode suivant. La stéréotypie des personnages, le confinement dans un lieu unique et le conformisme absolu de l’intrigue aux modèles de pensée majoritaires suffisent pour que l’on ait toujours un temps d’avance sur les images et dialogues et que l’on goûte ainsi au plaisir particulier de ceux qui se sentent « initiés ». Enfin, poussant le cynisme à ses limites, on multiplie les rediffusions : « best of » d’émissions éculées, épisodes de série subrepticement insérés dans une suite, films cent fois mis à l’antenne . La télévision a ainsi créé un club d’affidés en donnant à ceux qui la regardent cette garantie, ô combien précieuse, qu’on ne courra jamais le risque de ne pas comprendre parce que justement il n’y a rien à comprendre. Sachant déjà une grande partie de ce qu’ils vont voir et entendre, les téléspectateurs peuvent alors s’enfoncer mollement dans un univers débarrassé de toute exigence de questionnement. Certains d’être à tout coup intellectuellement « à la hauteur », ils feignent d’ignorer que la hauteur est nulle et prennent l’habitude de ne cheminer qu’en terrain plat, découvert et sans surprises. Ces fictions familières, ces rediffusions à n’en plus finir, les portent comme les porterait la houle lente d’une mer tiède et grise ; elles les bercent jusqu’à l’écœurement. Et à la longue, eux comme leurs enfants en viennent à aimer cette connivence rassurante, à chérir cette dépendance rituelle, à caresser ce joug sémiologique, en même temps que leur devient étranger le goût de la conquête et de l’exploration. Quel bonheur, dans ce monde incertain où l’on ne sait jamais de quoi demain sera fait, d’avoir le sentiment qu’enfin on a une prise sur le futur, fût-il immédiat. « Ah ! Je l’avais bien dit » se félicitera-t-on. Sans se rendre compte que c’est : « Ah ! On me l’avait bien dit » qu’il faudrait avouer.
L’absolue prévisibilité de la production télévisuelle massive nous tire ainsi vers le degré zéro de la compréhension. Elle détruit l’idée même d’une quête du sens laborieuse et incertaine ; elle écarte toute velléité de questionnement et de critique. Nous sommes tous atteints par cette douce maladie qui racornit nos intelligences et qui réduit nos exigences linguistiques. Certains résistent mieux que d’autres, parce qu’ils ont été mieux entraînés à la précision et à la vigilance, mais il est rare que l’on y échappe vraiment. À la longue, elle habitue nos enfants à n’accepter que les discours, les textes et les images dont le sens leur est par avance en grande partie connu. Elle les amène à se méfier de toute aventure de compréhension qui pourrait comporter le moindre risque de difficulté et d’échec. Ainsi imposée par une télévision uniquement préoccupée de forger une audience passive, l’addiction à la prévisibilité est devenue aujourd’hui l’ennemi mortel de la lecture. Elle a induit en effet un divorce sémiologique entre le jeune lecteur et l’auteur d’un livre en faisant du « déjà-su » la condition nécessaire à l’acte de lire. « Je ne te lirai que si je sais par avance ce que tu as écrit », telle est l’exigence que beaucoup « d’enfants de la télé » adressent silencieusement à l’auteur avant d’ouvrir son livre : savoir tout ou, du moins, une grande partie de l’histoire avant même d’avoir lu le premier mot du texte. Toute tentative de lecture devient dès lors un impossible exploit, une insurmontable angoisse.
Car les premières pages d’un livre posent toujours au lecteur la même question : « Allez-vous me comprendre ? » Qui n’a pas ressenti cette pointe d’anxiété propre au commencement d’une lecture nouvelle ? Rien n’est d’emblée assuré, rien n’est donné au départ ; tout est à prendre ou, du moins, à com-prendre. En ces débuts voilés, on ne prévoit rien ou si peu de choses ; on doit découvrir avec circonspection, mettre au jour avec prudence, se frayer des chemins parfois incertains. Et puis, peu à peu, les couloirs obscurs s’éclairent ; notre regard porte un peu plus loin, anticipant le prochain virage, la prochaine bifurcation. Ces personnages que l’on s’est donné la peine de connaître deviennent plus proches ; on en prévoit mieux les comportements et les relations, sans complètement s’y fier. Ces lieux dont on a, mots après mots, vu se dessiner les contours deviennent les décors plus familiers de nouveaux événements. Ce qui, au commencement, était une terre inconnue et, par là même, inquiétante se transforme, à mesure que l’on s’y fraie un chemin, en un lieu de retrouvailles et de reconnaissance. C’est parce que, nous lecteurs aguerris, avons su, de livres en livres, faire poindre cette aube rassurante que nous pouvons accepter le moment si difficile de l’abord. L’instant où l’on accepte l’effort intellectuel et la maîtrise émotionnelle qui seuls permettront de dissiper les ténèbres et d’ainsi mériter de devancer peu à peu les mots du texte. En matière de lecture, la prévisibilité ne nous est jamais octroyée ; elle se gagne en acceptant que le plaisir de l’imagination soit le juste prix du labeur intellectuel consenti.
En plaçant la prévisibilité au centre même de sa démarche de séduction, la production audiovisuelle a fait progressivement perdre à nos enfants l’audace, le courage et le goût de se frotter au sens construit par un autre. Elle a installé insidieusement une culture du pré-dit, du pré-vu qui est une sorte de contrat d’assurance contre tous les risques d’ambiguïté, de malentendu ou de… désaccord qui font justement de la lecture une aventure proprement humaine. Un texte questionne et s’offre au questionnement. Il est à la fois un espace où se négocie pied à pied le sens avec l’auteur et aussi parfois l’objet de mises en cause et de critiques. Un auteur invite ses lecteurs à discuter chacun des mots qu’il a choisis, chacune des articulations qu’il a utilisées. Un texte est vulnérable, c’est-à-dire qu’il s’expose à la réfutation, à l’interprétation et à la critique. La télévision, elle, ouvre uniquement au papotage, à l’anecdote, au constat superficiel et à l’émotion ; elle détruit émission après émission la capacité d’analyse et l’audace de la critique. Comment s’étonner qu’entre la transparence, certes monotone mais combien rassurante, des répétitions télévisuelles et l’opacité, certes excitante mais combien inquiétante, de l’inédit du livre, certains enfants mal accompagnés préfèrent s’alanguir dans les bras accueillants de la télévision. Jour après jour, la télévision formate les cerveaux des plus fragiles de nos enfants les rendant souvent, à des moments clés de leur apprentissage, sémiologiquement réfractaires à la lecture, à l’écriture et à toutes formes d’heureux labeur intellectuel.