Intervention de Christian DELECOURT au colloque "accès pour tous au numérique"
1/ L’univers du numérique : de quoi parle-t-on ?
L’univers du numérique recouvre l’ensemble des Technologies de l’Information et de la Communication (TIC) qui imprègnent notre quotidien à travers une multitude d’outils et d’applications de toutes sortes.
Je vais donner quelques exemples de ces applications mais ce n’est bien entendu pas exhaustif, c’est simplement pour donner une idée des bouleversements qui sont liés à la révolution numérique.
Dans le secteur des démarches administratives
On peut citer par exemple la création récente de l’Agence Nationale des Titres Sécurisés (ANTS) pour faire sur internet toutes les démarches relatives au passeport, titre de séjour, visa, permis de conduire, points de permis, carte grise…
On peut également citer l’obligation progressive d’ici 2019 pour tous les contribuables disposant d’un accès internet de faire leur déclaration de revenus en ligne (au dessus de 28.000 en 2017 puis au dessus de16.000 en 2018) et également d’en faire le paiement en ligne (à partir de 2000 euros en 2017, puis 1000 euros en 2018 puis 300 euros pour 2019 puis pour tout le monde à partir de 2020)
On peut citer encore le programme de « CAF numérique » développé depuis 2015 par la CAF de Seine et Marne dont un représentant de la CAF viendra nous parler
Dans le secteur de la santé
On peut citer le développement de la télémédecine qui permet de faire des consultations à distance afin de pallier la pénurie de médecins dans certains territoires, mais on peut également parler de la carte vitale dont la puce électronique devrait permettre à terme de contenir le dossier médical des patients.
Enfin l’explosion des sites web sur la santé a aussi multiplié une nouvelle forme de relation patient-soignant avec le développement de l’auto diagnostic et de l’auto médication jusqu’à ce phénomène de ventes directes de médicaments de contrefaçon via internet qui constitue un véritable problème de santé publique.
Dans le secteur de l’emploi
L’application des Technologies de l’Information et de la Communication se fait sentir de manière extrêmement variée.
Tout d’abord à peu près tous les métiers sont aujourd’hui impactés par ces technologies et la crainte légitime est que le travail humain soit supplanté par le travail automatisé, ce qui est déjà largement le cas dans le secteur de l’industrie.
De plus les besoins en qualifications dans la conception, la maintenance et l’utilisation de ces nouvelles technologies modifie le marché de l’emploi : les personnes les moins qualifiées sont aujourd’hui à la fois celles qui risquent le plus de ne pas trouver de travail mais également celles qui risquent le plus de voir leurs possibilités de travail soient concurrencées par des robots.
D’où la double question qui a été soulevée lors de la campagne électorale : d’une part la taxation des robots, d’autre le revenu universel.
Au-delà de la robotique une autre conception du travail se fait jour également avec le travail à distance qu’on appelle également télétravail. Cette façon de travailler va probablement se développer dans les prochaines années notamment pour économiser les temps de trajets mais avec le risque de perturber la vie familiale en introduisant la sphère du travail au domicile.
Par ailleurs le numérique a aussi des conséquences internes sur les relations de travail dans les entreprises : il est intéressant de constater que la recherche d’une plus grande traçabilité grâce aux messageries de type e-mail peut avoir des conséquences négatives sur la communication interne. Les salariés s’écrivent par mail et ne se parlent plus. Comment savoir ce que l’autre comprend ?
Enfin concernant la recherche d’emploi, l’internet permet de mettre plus facilement l’offre et la demande, parfois avec des entretiens à distance (par exemple via Skype) mais il faut également savoir que 12 % des demandeurs d’emploi n’utilisent pas internet.
Dans le secteur de l’éducation
L’éducation est un des secteurs parmi les plus concernés par les technologies numériques. Ainsi l’enseignement à distance offre une plus grande accessibilité au savoir, notamment pour les personnes handicapées. Mais d’une manière générale ce sont les plus diplômés qui utilisent et bénéficient le plus de ces enseignements à distance.
D’autre part l’éducation est également impactée par ce qu’on pourrait appeler le bon usage des écrans chez les enfants et les adolescents (rappelons ici une récente étude qui avait mis en évidence que le sommeil des enfants est menacé par l’excès d’usage des smartphones, notamment la nuit) et au-delà se pose la question plus large de la surinformation qui impose une véritable démarche pédagogique sur le « savoir chercher » et le « savoir trier » sur internet. C’est le sens du Passeport Internet et Multimédia (PIM) mis en place par l’Agence du numérique pour les enfants comme pour les adultes.
Plus globalement la vie quotidienne est fortement impactée par les Technologies de l’Information et de la Communication. Par exemple avec le développement de ce qu’on appelle les objets connectés et le développement de la domotique (réglage du chauffage, télésurveillance, téléalarme, etc…), par exemple avec le développement de la géolocalisation (le GPS) qui facilite la mobilité géographique et enfin avec la transformation des modes de consommation liés à l’achat sur internet.
Beaucoup d’autres exemples pourraient être donnés des transformations actuelles, et ce serait trop long, mais je voudrais tout de même dire un mot sur la question de la citoyenneté en attirant votre attention sur le fait que l’expression numérique devient aussi une nouvelle forme d’expression avec ses avantages (par exemple les pétitions en ligne) mais aussi ses dérives comme par exemple les insultes, les harcèlements, les menaces et les fausses informations qui circulent sur les réseaux sociaux. A ce titre l’internet est bien un reflet de la société humaine.
2/ Le droit au numérique pour tous : de quoi parle-t-on ?
Le droit au numérique pour tous renvoie au fait qu’une partie de la population est exclue ou risque d’être exclue des Technologies de l’Information et de la Communication et des outils et services que permettent ces technologies.
Ainsi 16% de la population de plus de 18 ans n’utilise pas internet. Les publics les plus déconnectés sont les femmes, plutôt âgées (44 % > 70 ans), les personnes seules (59 %), peu diplômées (42 %) ou retraitées (53 %) et ceux dont le revenu est inférieur à 900 euros par mois (32 %). Ceci dit ce n’est pas parce qu’on utilise internet qu’on est à l’aise avec cet outil. Et de fait on estime que c’est 20 % de la population française de plus de 18 ans qui a des difficultés avec le numérique, soit un peu plus de 10 millions de personnes.
De plus Emmaüs Connect estime que 5 millions de personnes en France sont à la fois en situation d’exclusion numérique et en situation d’exclusion sociale.
Cela modifie profondément depuis une dizaine année la nature du travail social. L’étude de Emmaüs Connect met en évidence que de plus en plus les travailleurs sociaux sont amenés à accompagner les usagers pour leurs déclarations administratives sur internet et que 3 fois sur 4 ils le font « à la place » des usagers. Qu’en est-t-il de l’autonomie de l’usagers dans ces conditions ?
La question de l’autonomie numérique devient ainsi une question à part entière, comme cela est le cas avec la lecture et l’écriture. Mais en l’occurrence l’introduction de la technologie peut être mal perçue par l’usager, et certains travailleurs sociaux estiment que cette technologie peut provoquer de la défiance de la part de l’usager.
L’introduction de ces outils pose des questions juridiques et éthiques aux travailleurs sociaux et de plus les travailleurs sociaux sont eux-mêmes rarement formés à la médiation numérique et à la pédagogie numérique.
Si on analyse la question du « droit au numérique pour tous » on observe que cette question recouvre au moins quatre aspects problématiques qui peuvent se combiner ou non
Tout d’abord un aspect matériel et économique : l’accessibilité aux outils peut être problématique pour des raisons d’équipements publics (par exemple l’accès au très haut débit ou simplement au haut débit), elle peut être problématique pour des raisons d’équipements personnels ou collectifs (par exemple tout le monde ne dispose pas d’ordinateur à domicile ou dans un lieu public de proximité) et bien sur elle peut être problématique pour des raisons de ressources financières.
Ce que l’on appelle la fracture numérique a longtemps d’abord porté sur cet aspect matériel et économique.
Le deuxième aspect est ce qu’on peut qualifier d’aspect psychologique et cognitif : même s’ils sont accessibles, l’utilisation des outils ne va pas de soi et dépend de nombreux facteurs comme l’âge, les capacités d’adaptation et de compréhension, les handicaps éventuels, l’inscription dans des groupes sociaux stimulants…
Sur cet aspect il faut se méfier des idées reçues : on peut être âgé et parfaitement à l’aise avec internet, inversement on peut être jeune et désorienté par cet outil. : ce qui compte c’est de stimuler la motivation et d’accompagner la personne avec bienveillance en partant de ses centres d’intérêts. La dimension collective semble tout a fait adaptée à cet aspect, comme ce qui se fait dans les Centres Sociaux ou encore dans de nombreux CCAS (par exemple à Nantes)
Le troisième aspect est plutôt d’ordre socio-éducatif : le bon usage des outils peut aussi être un facteur discriminant voire même d’enfermement ; c’est le cas avec les modalités d’apprentissage ou de travail à distance qui peuvent être très différentes d’un individu à un autre.
Mais c’est aussi ce que l’on constate avec la dépendance aux jeux en ligne (quel que soit l’âge) ou plus récemment les phénomènes de fanatisme. Là encore le rôle des groupes sociaux apparaît essentiel mais pas seulement. Un accompagnement personnalisé peut également être utile et dans certains cas – comme celui de l’addiction aux jeux en ligne – un suivi médical pourra être nécessaire.
Enfin le quatrième et dernier aspect est d’ordre politique et culturel. Il s’agit de la compréhension même des enjeux liés aux outils numériques et à la transformation de la société qu’ils induisent. La compréhension de ces enjeux constitue un nouveau défi avec des écarts importants de représentations sur ce que sera le monde de demain. C’est globalement l’antagonisme entre une vision pessimiste et une vision optimiste de l’avenir (par exemple la place des robots).
La place des pouvoirs publics et des politiques publiques est essentielle sur cet aspect, à l’exemple de ce qui se fait dans de nombreux départements qui ont développées des actions spécifiques depuis 2011 avec les schémas directeurs d’aménagement numérique du territoire (SDTAN). Un exemple d’action spécifique est le programme SAPIENS en Gironde qui favorise la création d’espaces numériques ouverts à tous ce qui permet à la fois une dimension d’inclusion numérique et à la fois une dimension de socialisation.
La Loi du 7 Octobre 2016 dite « Pour une République numérique » devrait être complétée par un document-cadre intitulé « Orientations nationales pour le développement des usages et des services numériques dans les territoires » sous l’autorité de l’Agence du Numérique L’objectif est de proposer un document opérationnel facilitant et accélérant la mise en place d’actions concrètes en matière d’usages et de services numériques, tenant compte des expériences réussies en matière de médiation comme de développement de services numériques de proximité.
Bernard Dreyfus, délégué général à la médiation avec les services publics du défenseur des droits a par ailleurs déclaré en 2016 :
« La dématérialisation peut exclure de l’accès aux droits et porter atteinte au principe constitutionnel d’égalité devant le service public. Toute personne publique et tout organisme chargé d’une mission de service public qui dématérialisent leur service devraient redéployer une partie des gains obtenus au financement de l’accompagnement au numérique.
Cet effort doit être pérenne pour permettre un apprentissage tout au long de la vie car les technologies numériques évoluent en permanence.
L’équation n’est pas difficile : il suffit d’un poste de médiateur numérique dans 1 000 maisons de service public et 1 000 espaces publics numériques ou points information médiation multiservices sur le territoire. Ces 2 000 médiateurs pourraient accompagner les 20 % de personnes connaissant des difficultés numériques. Des tests d’évaluation de l’usage du numérique devraient en outre être organisés à l’occasion de la journée défense et citoyenneté. »
A titre de comparaison on peut également citer le Royaume Uni qui a mis en place un programme d’inclusion numérique en le financant sur les économies réalisées par la dématérialisation des procédures administratives. Ce programme ambitieux vise 23 % de britanniques exclus du numérique avec un objectif d’inclusion fixé à 2020.
Je vous remercie
Références :
- Enquête Capacity – Mars 2017
- Gazette Santé Social - dossier Juillet 2016
- Enquête Emmaüs Connect – Avril 2016