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7 mai 2017 7 07 /05 /mai /2017 07:19
DECROCHER LA LUNE

Pas de quartier

Il était une fois un jeune homme distrait, un étourdi indécrottable qui, par un tirage au sort malheureux, était devenu soldat de l’Empereur. Pierrot était son prénom : un choix parfaitement adapté à sa personnalité. Un brave garçon qui avait la main sur le cœur et n’avait pas inventé la poudre, bien qu’il se trouvât affecté à l’artillerie du petit caporal.

Un jour que Pierrot se trouvait parmi les fantassins, pour une raison qui n’est due qu’à son incroyable distraction, il eut la fâcheuse idée de suivre à la lettre les recommandations de son capitaine. L’homme de commandement, sur un ton qui ne supportait aucune contradiction, avait proclamé sentencieux : « Sus à l’ennemi mes glorieux camarades et surtout pas de quartier ! »

Pierrot s’interrogeait sur ce vocable étrange. Que pouvait bien signifier cette injonction impérieuse, cet ordre qui semblait ne supposer aucune contradiction ? Il se grattait la tête, tandis que ses voisins fourbissaient leurs mousquetons. Lui, qui se trouvait là par hasard, n’avait que ses ustensiles d’artilleur. Il était, où qu’il fût, en décalage avec le réel.

Ce fut au moment où la troupe allait se mettre en ordre de bataille que Pierrot se mit en recherche de sa tête. Il se souvenait vaguement de l’étrange réflexion du soudard qui lui tenait de chef. L’homme avait hurlé, dans un accès de rage propre à la gent militaire : « Que pas une tête ne dépasse ! ». Notre gentil artilleur était bien plus grand que la moyenne de ses collègues, il atteignait le double mètre : il se sentit visé.

Pierrot, soucieux de complaire aux ordres et par sa nature vaporeuse, ne se fit pas prier. Il avait naturellement la tête ailleurs ; il se la glissa sous le bras. La chose peut paraître surprenante à ceux qui ne connaissent pas ce garçon. Ses compagnons de guitoune ne furent pas étonnés de le voir agir ainsi : avec lui, tout était possible.

Une grande bousculade précéda le début de l’assaut. Pierrot, déséquilibré, trébucha et laissa rouler sa tête au sol. Emporté par le mouvement de masse, il n’eut pas le temps de récupérer ce bien qu’il traînait souvent comme un boulet. Il ne s’en formalisa guère ; il avait tellement l’habitude d’entendre ses camarades lui affirmer, moqueurs, qu’il avait perdu la tête, qu’il pouvait bien admettre que la chose arriverait effectivement un jour.

L’heure n’était plus à l’hésitation : la mitraille était intense ; il fallait attaquer sans se faire tirer l’oreille. Faute de chef, le pauvre soldat ne pouvait mettre son couvre-chef ; voilà bien un motif pour subir avanies et punitions. Il convenait de se montrer obéissant et d’obtempérer fidèlement pour ne pas risquer de faire la forte tête.

Le capitaine avait sans doute des envies de promotion. Il se voyait déjà maréchal d’Empire et rêvait secrètement d’avoir à son nom une station de métropolitain. C’est sans doute ce qui justifiait sa volonté farouche de mener ses hommes à la boucherie, imitant en cela tous ses devanciers. Il leur faisait prendre des risques inconsidérés. Les soldats s’arrachaient les cheveux et claquaient des dents, à l’exception de Pierrot qui ne pouvait s’offrir de telles attitudes.

Dans le feu de l’action, celui qui donnait les ordres remarqua ce soldat qui avait su garder son sang-froid et l’appela à ses côtés. Pierrot n’appréciait guère cette faveur ; il avait ce chef dans le nez : il lui trouvait la tête près du bonnet. Ce type lui sortait par les yeux ; une vraie tête brûlée qui se moquait de la vie de ses troupes. Hélas, notre ami n’était pas en mesure de repousser la requête de son supérieur.

Sur le champ de bataille, c’était une véritable hécatombe. Les obus adverses fauchaient la troupe comme à Gravelote. Dans la panique et la terreur, un soldat paysan suggéra de creuser un trou pour échapper au carnage. Fou furieux le capitaine lui hurla à la face, qu’il se trompait de guerre. Pierrot voulut se gratter la tête, cherchant vainement à comprendre le sens de cette réflexion quand il découvrit, abasourdi, qu’il l’avait laissée en route.

Il lui prit l’idée de partir à sa recherche. Il rebroussa chemin de sa propre initiative pour aller quérir ce qui lui faisait désormais cruellement défaut. Le futur maréchal remarqua ce qu’il prit pour une désertion, et fou de rage, fit arrêter sur le champ de bataille, le fuyard. On se saisit de lui, on le colleta, ce qui ne fut pas aisé, et on l’enferma bien vite ; alors, ses camarades ne donnèrent plus cher de sa tête.

Il passa devant le conseil de guerre et l’affaire fut vite expédiée. Il n’avait pas ouvert la bouche pour se défendre et fut condamné à la peine capitale. Comme la bataille avait été un succès, accompagné certes par quelques milliers de morts (on ne fait pas d’omelettes sans casser les œufs), il fut convenu qu’on offrirait une belle décapitation aux survivants ; les distractions sont rares dans la grande armée.

On mena Pierrot sur l’échafaud. Le bourreau allait faire son œuvre quand il remarqua une absence de nature à ne pas pouvoir faire convenablement son office. L’homme avait la conscience professionnelle ; nous ne pouvons pas l’en blâmer. Le futur supplicié n’avait pas la tête de l’emploi. Ce détail, pour anodin qu’il soit, interrompit l'exécution. Pierrot venait de sauver sa tête. Cependant, le brave garçon ne s’en réjouissait pas : cela ne résolvait pas son problème.

Compatissant, le bourreau qui l’avait désormais à la bonne, lui offrit un spécimen qu’il extirpa du panier réceptacle, sous la faucheuse (en cette période trouble, la diabolique invention du docteur Guillotin tournait à plein régime). Pierrot fit la moue : cette tête ne lui revenait pas. Elle avait mauvaise mine et semblait avoir les traits tirés. Le garçon avait une haute idée de lui-même et ne voulait pas qu’on se paie sa nouvelle tête.

La situation devenait inextricable. Vivre sans tête n’est pas une sinécure. Pierrot essuyait quolibets et crachats qui, fort heureusement, n'atteignaient jamais leur cible. Mais, petit à petit, le soldat sans tête sombra dans une profonde dépression et c’est par une nuit sans lune qu’il finit par se mettre la corde au cou. Il se pendit sous un noyer, ce qui, on avait oublié de le lui dire, porte malheur.

Quand la corde fit son œuvre, alors que le pauvre soldat vivait ses derniers instants, il leva les yeux au ciel. Un sourire s’inscrivit là où autrefois il y avait sa tête. Il venait de comprendre l’ordre de ce capitaine qui, pour l’heure, était déjà général. Ainsi donc, ne pas faire de quartier, c’était mourir de la sorte, un soir de nouvelle Lune ! Jusqu’au bout, le garçon avait conservé sa naïveté. Il se satisfit pleinement de cette explication et mourut heureux et un peu plus savant

Le bonheur tient à peu de chose. Pierrot n’avait pas décroché la lune, certes, mais il finissait en beauté. Même dans les moments les plus épouvantables, il se trouve parfois une petite flamme pour réjouir les esprits simples. Pierrot était de ceux-là et nous n’avons plus qu’à honorer sa mémoire. Gardez cette histoire en tête et prenez bien garde de ne jamais la perdre.

Étourdiment vôtre.

NABUM

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