En avant première du salon littéraire du dimanche 9 octobre 2011 à Vaux le Pénil
et du débat animé ce jour là de 14H30 à 16 H par l'auteur de ce texte et de nombreux livres
Alain BENTOLILA, 29/05/2011
CE QUE LIRE VEUT DIRE
Lire, c’est tenter de fabriquer de l’intime avec du conventionnel. Lorsque je lis « les roseaux chantaient sous le vent », j’ai identifié six mots particuliers. Pour composer chacun d’entre eux, une combinaison orthographique unique est liée, par stricte convention, à un sens spécifique. Parce que nous parlons le français, nous nous sommes mis d’accord sur ces associations. De plus, j’ai reconnu que ces mots s’organisent selon les règles clairement établies ; c’est ainsi que « roseaux » est placé avant « chantaient » pour indiquer qu’ils sont responsables du « chant » ; ainsi, la préposition « sous » indique la part prise par le vent dans cette action.
L’ensemble de ces conventions ne garantit pas, malgré sa force, que l’expérience que l’auteur a vécue sera reconstruite à l’identique par le lecteur. Loin s’en faut ! Ces conventions ne font qu’activer avec plus ou moins de précision sa mémoire intime qui s’est, au fil de son existence, nourrie de tout ce qu’il a vu, ressenti, dit, entendu ou lu. Comprendre, c’est ainsi répondre à une sollicitation extérieure, exprimée sur le mode conventionnel, par la construction d’une représentation forgée au plus profond de son intelligence sensible. La même phrase déclenchera autant de représentations qu’il y aura de « lecteurs » et cependant, toutes ces représentations, certes différentes, auront entre elles plus de choses en commun qu’avec celles qu’aurait déclenchées une phrase différente. C’est là la dimension paradoxale de la lecture : nous avons à interpréter, au plus intime de nous-même, la partition écrite par un autre. Pour qu’il y ait juste compréhension, il faut que cette interprétation soit éminemment personnelle mais en même temps scrupuleusement respectueuse des directives de l’Autre. La question muette : « Serai-je compris comme j’espère l’être ? » est donc toujours présente au cœur de l’écriture d’un texte ; comme doit être présente son écho dans la tête du lecteur : « L’ai-je compris comme il espérait l’être ? ». Cette incertitude partagée qui est au cœur de l’acte de lecture en fait une aventure commune chaque fois renouvelée. Deux intimités se cherchent avec l’espoir obstiné d’un éblouissement partagé qu’elles savent impossible ou du moins exceptionnel. Les mots qui sont adressés au lecteur inconnu l’invitent à un rendez-vous où il ne rencontrera que lui-même mais dont il sortira quelque peu transformé par les intentions d’un autre. Parce qu’elle est incertaine, la lecture exige autant d’obéissance qu’elle propose de liberté interprétative ; on en accepte les devoirs, on y exerce des droits.
Cet équilibre entre droits et devoirs est ainsi inscrit au centre même de l’apprentissage de la lecture. L’image qui me vient à l’esprit est celle d’une balance. Sur le plateau de gauche, je déposerai toute l’obéissance, tout le respect que je dois au texte et à son auteur. Cet homme, cette femme ont sélectionné des mots et pas n’importe lesquels ; il ou elle a choisi de les organiser en phrases selon des structures particulières ; il ou elle a décidé d’établir entre ces phrases des relations logiques et chronologiques significatives. Tous ces choix, fondés sur des conventions collectivement acceptées, constituent les directives que l’auteur a promulguées à mon intention dès l’instant où je me suis institué comme son lecteur. A ces directives, je dois infiniment de respect et d’obéissance.
Sur le plateau de droite, viendraient au contraire s’entasser mes intimes convictions, mes angoisses cachées, mes espoirs muets, mes expériences accumulées, parfois presque effacées. Tout ce qui fait de moi un être d’une irréductible singularité. Sur ce plateau, s’exercerait donc la pression d’une volonté particulière d’interpréter ce texte comme aucun autre lecteur ne l’interpréterait. Mes indignations ne sont pas celles d’un autre comme ne le sont pas mes enthousiasmes ni mes chagrins ; mes paysages ne ressemblent à aucun autre non plus que mes personnages.
L’école laïque, parce qu’elle est laïque, doit apprendre à établir un juste équilibre entre les deux exigences de la lecture : équilibre entre les légitimes ambitions d’interprétation personnelle et prise en compte respectueuse des conventions du texte. Tout déséquilibre pervertit gravement la probité de l’acte de lire. Car lorsque le respect dû au texte se change en servilité craintive, au point que la compréhension même devient offense, s’ouvre le risque de n’oser donner à ce texte qu’une existence sonore en se gardant d’en découvrir et d’en construire le sens car toute construction du sens deviendrait sacrilège. Le lecteur considère alors que le statut du texte le met hors d’atteinte de son intelligence et de sa sensibilité et il renonce à exercer son juste droit d’exégèse et de réfutation. Il pourra se livrer pieds et poings liés à la merci d’intermédiaires peu scrupuleux qui prétendront détenir la clé d’un sens que l’on devra recevoir avec infiniment de crainte et de déférence. Lorsque l’on assiste à certaines « leçons » dans certaines écoles coraniques ou talmudiques, on se rend compte à quel point le sens est confisqué par le « maître », à quel point la construction du sens est interdite aux élèves. La mémorisation du seul bruit des mots prend systématiquement le pas sur l’effort personnel du sens. Lorsque les textes sont mis hors du jeu de la compréhension, ils peuvent alors servir les manipulations les plus dangereuses, justifier les actes les plus odieux, légitimer les traditions les plus inacceptables.
Mais lorsqu’au contraire, le texte n’est qu’un tremplin commode pour une imagination débridée, lorsque sont négligées par désinvolture ou incompétence les directives qu’il impose, on rend alors ce texte orphelin de son auteur ; on en trahit la mémoire ; on efface la trace qu’il a voulu laisser ; on rompt la chaîne de la transmission en bafouant l’espoir de l’auteur d’être compris au plus juste de ses propres intentions mais aussi au plus profond de l’âme de son lecteur. Habitués à « parier » sur l’identité des mots en se fondant sur de fragiles indices contextuels, invités à imaginer une histoire en prenant un appui précaire sur des images ou des intuitions, bien des élèves ont ainsi développé un comportement de lecture où l’imprécision le dispute à la désinvolture. Ils sont venus au terme de leur scolarisation former des cohortes d’illettrés d’un nouveau type. Ces « inventeurs » de sens, incapables de saisir avec rigueur les indices lexicaux et syntaxiques qui font la singularité d’un texte, sont venus concurrencer les déchiffreurs malhabiles que nous connaissions. A-t-on gagné au change ?
Dés lors que l’école laïque choisit de s’exonèrer des lois que Dieu, directement ou indirectement a imposé aux hommes, elle dut alors placer au cœur même de son combat la formation à une probité intellectuelle sans faille. A nos élèves, nous devons ainsi transmettre la nécessité d’un équilibre exigeant entre droits et devoirs intellectuels: droits d’exprimer librement sa pensée mais obligation de la soumettre à une critique sans complaisance ; droits de faire valoir ses convictions mais interdiction de manipuler le plus vulnérable ; droit d’affirmer ce que l’on croit vrai mais devoir d’en rechercher obstinément la pertinence ; droit de questionner ce que l’on apprend mais devoir de reconnaître la légitimité du maître ; droits enfin d’interpréter les discours et les textes mais devoir de respecter la volonté et des espoirs de l’auteur. L’école laïque ne dit pas ce qu’il faut croire ni en qui il faut croire, elle apprend à parler juste, à lire juste, à écrire juste et à regarder le monde avec rigueur. Elle donne ainsi à chaque élève les armes d'une liberté de pensée qui sert l'intelligence collective.