Plaidoirie pour le verbe
Il était une fois un pays étrange qui avait une vénération pour les mots, l’art oratoire, les poètes et les raconteurs d’histoire. Celui qui disposait de ce qu’on nomme, éloquence, était à peu près assuré de briller dans cette société où chacun aimait à écouter l’autre, fermer les yeux et se laisser bercer par la parole et les récits. Tout était prétexte à discussions enflammées, à palabres interminables ou bien à débats véhéments.
La grande particularité des habitants de cette contrée résidait dans leur capacité à écouter celui qui prenait la parole, à goûter ses phrases, à faire en sorte de s’imprégner de sa pensée. Ailleurs, les beaux parleurs ont la fâcheuse habitude de ne se soucier que de ce qu’ils disent, sans jamais accorder la plus petite importance à ce que profèrent les autres. Ici, il en allait tout autrement : les vrais tribuns, les orateurs de classe étaient tout autant des auditeurs attentifs et concentrés qu’ils aimaient à être des locuteurs enthousiastes et convaincants. Nous sommes bien loin de ce qui se passe dans notre étrange pays si bavard.
Parler et écouter ; il n’y avait aucune distinction entre ces deux versants d’une même activité, d’un art que l’éducation, tout autant que la tradition, avait élevé au rang de culture majeure de cette nation. L’écrit était subalterne : il permettait simplement de coucher sur le papier les beaux récits, ceux qui étaient nés dans l’enthousiasme d’une improvisation sublime. Tous les écrits trop travaillés, à la forme trop complexe, nés dans ce qu’on nomme, le style, ne trouvaient pas grâce à leurs oreilles. La langue devait être mélodieuse, mystérieuse ou drôle, coulant parfois comme une rivière tumultueuse, avant de prendre le temps de paresser un peu plus loin.
Le beau parleur était, avant tout, un bon parleur : celui qui est capable de moduler son discours, d’alterner les envolées lyriques et les temps de grande sensibilité, les éclats et les passages susurrés. La voix , en effet , doit être un instrument qui caresse, qui réveille, qui calme, qui surprend, qui entraîne,ou bien effraie l’auditoire. Elle gronde ou bien tonne, elle s’enroule dans les sentiments ou bien vrille les tripes ; elle donne la chair de poule avant que d’inonder de tendresse.
Pour devenir orateur, il fallait un long apprentissage, un délicat travail de forme, tout autant que de fond. Des concours d’éloquence, des joutes ou des querelles verbales pour les bretteurs, des exercices de virtuosité étaient le parcours obligé de celui qui voulait briller dans cette nation. Mais chacun savait, par-dessus tout, que seule une langue bien pendue, un discours peaufiné et enthousiaste pouvait vous tirer d’affaire si le hasard de l’existence vous conduisait à devoir jouer votre vie au bout d’un discours.
Dans ce pays, celui qui commettait un forfait devait se défendre seul. Les bavards patentés, les avocats aux effets de manche et à la sincérité douteuse étaient inconnus. Ici, c’est l’accusé qui plaidait en sa faveur. Un long discours, une plaidoirie, qui prenait la forme choisie par le mis en accusation, constituait le seul élément de décision.
Nul examen des faits, ni évocation des pièces à conviction ; seul le récit pouvait exonérer celui qui avait fauté. C’était devant un auditoire attentif que l’accusé prenait la parole pour inventer un conte, créer une épopée, fabriquer une aventure qui touche et émeuve, trouble et distraie. Mais gare à celui qui reprenait un récit déjà connu, empruntait une histoire issue de la grande tradition. Il fallait inventer, oser la nouveauté ou bien se reconnaître coupable.
Plus la faute était grave, plus l’enjeu du discours était capital. Certains jouaient leur tête sur ce qui était devenu le spectacle le plus prisé du pays. Qu’importe les fautes imputées, l’horreur du crime commis ! la langue pouvait laver l’horreur et le sang. Un beau récit, et le criminel qui réussissait à captiver son auditoire, à lui donner plaisir et émotion, était élargi sur le champ, sous les applaudissements de la foule.
Bien sûr, cette manière de rendre la justice peut laisser sans voix les hommes et les femmes de notre période si formelle. Pourtant, qu’est-ce qui permet de gagner un procès de nos jours, si ce n’est l’art oratoire et la science de la procédure dont se sont emparés les professionnels de la parole sans sincérité ? Ainsi, raconter de belles sornettes n’était pas une hérésie. Aujourd’hui, ce sont bien des plaidoiries sans couleur ni saveur qui font pencher le fléau de la balance.
J’aime assez cette idée que la seule défense qui vaille appartienne à l’accusé lui-même. Il y a bien plus de sincérité dans la création d’un conte que dans un discours politique. De cette évidence, il conviendrait de retourner à cette pratique d’un autre temps et de cesser de payer fort cher des gens qui ne parlent jamais par le cœur.
Oralement vôtre.