TEXTE DE NABUM : LE DEBAT EST OUVERT
Je rentre, une fois encore, de cette association caritative qui prépare des repas pour les déshérités, avec l’impression étrange de faire autant leur bien que leur tort. Il n’est pas simple de savoir la mesure en matière alimentaire. La nécessité ne fait pas loi ; elle entraîne bien des excès, bien des abus qui me laissent pantois et interloqué.
Chaque fois, je suis abasourdi par les quantités que peuvent ingurgiter nos bénéficiaires. Le ticket donné, le repas est composé en fonction des demandes de nos amis. Ils ne donnent pas dans la nuance. Leur plateau finit par déborder : l’appétence est si grande, la demande si forte. On perçoit aisément qu’ils se placent dans une avidité qui en dit long sur les frustrations passées, le parcours qui les a conduits là.
Mais depuis, ils assurent ici plus que le nécessaire. Les habitués sont nombreux à venir ici chaque jour et l’on peut penser que, désormais, ils mangent à leur faim. Cependant chaque fois, c’est la même gourmandise, la même avidité. Ils dépassent la mesure quand ils atteignent les desserts. C’est là qu’ils n’en ont jamais assez. Il y a une constance de comportement qui m'interroge et m’interpelle. Le toujours plus finit d’ailleurs par se remarquer tant certains ventres finissent le repas, rebondis.
Comment réagir ? Nos produits arrivent au bout de la chaîne. Nous tentons de les sauver, de leur offrir une ultime chance d’être utilisés. C’est ainsi, qu’héritant des surplus de la grande distribution, nous sommes toujours sur le fil, sur cette fameuse date limite qui devient un pousse-au-crime. Nous devons nous hâter alors nous fermons les yeux sur cette voracité qui n’est pas bonne pour la santé de nos habitués.
Pire encore, nous bradons, nous distribuons ce que nous ne parvenons pas à écouler par les repas. Et là encore, c’est gargantuesque ! Des bénéficiaires arrivent désormais avec des chariots, des sacs à dos pour remplir leur cabas et repartir avec ce qui ne peut plus être cuisiné ou proposé sur place. Les dates justes dépassées, les produits abîmés, les emballages écornés ….
Ainsi, non seulement, ils mangent plus que de raison, mais encore ils emportent de quoi nourrir une famille ou peut-être faire commerce de nos excédents. Quelle position adopter ? Quelle posture prendre ? La nourriture est un sujet qui touche si profondément aux valeurs ataviques, aux comportements archaïques, qu’il est bien compliqué de rester lucide en ce domaine.
Comment faire entendre la modération quand c’est gratuit et que ce qui n’est pas pris sera jeté ? L’absurde réside dans cette alternative délirante : donner à ceux qui, finalement, n’en ont plus besoin puisqu’ayant eu largement leur part, ou bien jeter avec la mauvaise conscience qu’engendre toujours ce geste terrible …
Nous sommes pris au piège d’un système délirant qui nous confie la gestion impossible de l’excès induit par la grande distribution. Il faudrait réduire le bol alimentaire de nos ayants droits et élargir l’offre à des gens qui ont sans doute tout autant besoin qu’eux. Mais comment faire ? Comment parvenir à agir de la sorte quand ce ne sont que des bénévoles qui font de leur mieux pour organiser l’ingérable ?
J’ai mal au ventre à chaque fois que je reviens de ce lieu dont pourtant je perçois l’indispensable rôle. Mais, tout système induit des dimensions perverses. Nous mettons en danger la santé de ceux que nous sommes censés aider. Nous leur donnons trop à manger. Constat absurde, piège dans lequel nous sommes englués. Il est plus facile de fermer les yeux sur l’abondance que de dire stop et parfois non.
Cette première année de bénévolat m’a laissé plein d’interrogations. Je les déplore parfois sans pour autant disposer de réponses appropriées à des situations si diverses et si délicates. Alors je fais, sans me poser de questions ; je vous les livre, histoire de soulager une conscience parfois un peu chargée à mon retour. Je trouve dans la relation humaine que j’établis avec les bénéficiaires les raisons de continuer en dépit des immenses défauts de notre action. C’est sans doute ainsi qu’il est possible de continuer sans chercher à mettre de l’éthique là où c’est tout simplement impossible …
Goulûment leur.
NABUM